
Je me suis toujours demandé à quoi bon vivre, à quoi bon rester, alors qu'au final, il n'y a qu'une seule et même issue pour tout le monde: la mort. Avant, je me disais qu'il y avait peut-être un paradis, un enfer, une raison pour laquelle les gens s'aiment ou se détestent, s'entraident ou se déchirent. Au final, je crois que je comprends. La nature humaine est faite ainsi: nous avons peur de partir, peur de blesser quelqu'un qui compte, ou au contraire peur d'être oublié. Peur de finir perdu dans le néant pour l'éternité, peut-être. Oui, finalement, cette idée d'un monde beau ou détestable après la mort ne me plaît pas. J'ai arrêté de croire en Dieu depuis le jour où il est parti.
Je soupire et éteint l'ordinateur en serrant les dents. La vidéo que je viens de voir m'a mis de très mauvaise humeur. Comment des voyous pareils peuvent s'en prendre à Youngjae ? Comment osent-ils ? Ils veulent de l'argent. Très bien, je leur donnerai. Ils le relacheront et cesseront de le maltraiter. Je serre les poings, les jointures de mes doigts blanchissent. Ils l'ont frappé, ils l'ont torturé. Rien que d'y penser... j'aimerais me rendre dans leur quartier général, là tout de suite, et les faire agoniser dans d'atroces souffrances. Ils ne peuvent pas... Ils ne savent pas. A quel point je tiens à lui. Lui-même, il ne le sait pas. Il ne peut pas savoir, il ne peut pas se rendre compte. Et il faut que j'aille le chercher. J'ai besoin de le voir en vie.
Je me rappelle de tout. De notre première rencontre, lorsqu'il est venu me voir en déclarant qu'il voulait devenir tueur à gages. Il était plus jeune que moi, il avait ce regard des adolescents pas encore tout à fait adultes, qui pensent qu'il suffit de se battre pour réussir, cet air déterminé et si sérieux. Pourtant, je n'arrivais pas à le trouver crédible. Je riais lorsqu'il affirmait qu'il pourrait se débrouiller, que je ne devais pas me fier à son air fétiche. Je lui avais directement donné une mission: trouver le leader d'une branche de la mafia coréenne, et le tuer proprement, sans se faire prendre. J'avais volontairement choisi quelque chose de dur, je ne croyais pas en lui, je voulais le tester, expérimenter jusqu'où irait son orgueil un peu innocent d'enfant inexpérimenté. Il avait hoché la tête, il était parti. Une semaine plus tard, il était revenu. J'avais bien remarqué qu'il était épuisé, j'avais compris qu'il avait dû chercher jour et nuit, qu'il avait dû rester caché la plupart du temps. Une semaine, en soi, ce n'était pas si court. Mais au moins, il l'avait fait. Il avait ensuite enchaîné les missions. Et... Je m'attachais à lui, il devenait ce qu'on peut appeler un meilleur ami. Ou un bon complice. Alors pourquoi, après toutes ces années à survivre sans jamais se faire attraper par qui que ce soit, fallait-il qu'il se fasse enlever par ces types ?
FLASHBACK - Youngjae riait légèrement. Comment pouvait-il avoir l'air si détendu, si léger, alors que j'étais au contraire de lui, tout le temps nerveux et peu souriant ? Lui, il parvenait à changer mon humeur, à l'améliorer du moins. Depuis deux mois, depuis qu'il vivait au quartier général, sans nul autre endroit où aller, il était la personne avec laquelle je préférais discuter, la personne que je préférais ennuyer ou taquiner, il était aussi la personne en laquelle je croyais le plus. Cela faisait au moins cinq minutes que je lui répétais qu'il pouvait retarder sa prochaine mission, voire même l'annuler.
Hyung... C'est ridicule ! Je ne suis pas un gamin.
Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler Hyung, avais-je rétorqué en esquissant un sourire amusé. Et si, tu en es un.
En réalité, je ne le pensais pas vraiment. J'avais de l'estime pour lui, je le respectais plus que la plupart des autres. Je lui faisais confiance, il était comme un frère, peut-être. Je me montrais même un peu trop possessif ou protecteur, parfois. C'était justement ce qui avait le don de l'agacer. Il secouait légèrement le bras, comme s'il voulait que je lâche son épaule. Je ne cédais pas.
Je t'ai déjà dit que je peux me débrouiller tout seul. Je ne vais ni mourir ni finir en prison.
Je ne te crois pas. C'est vraiment dangereux...
Tu me fais confiance, mhh ? avait-il demandé en me faisant un clin d'oeil.
Puis il était parti, toujours avec ce sourire aux lèvres, que j'aimais tant. Je ne savais pas que son absence durerait si longtemps, et surtout, qu'elle compterait tant à mes yeux.
Il était parti près d'un an au Japon. Je ne savais pas trop ce qu'il devait faire à l'étranger. En tant que tueur à gages, je savais juste qu'il n'avait pas vraiment le choix, s'il voulait continuer à vivre de cette façon. Il m'avait juste précisé qu'il aurait affaire à un gang peu recommandable. Dans notre milieu, être tueur à gages, c'était un peu comme la prostitution, ou les affaires de drogue. C'est un engrenage, quelque chose que la plupart des gens ne choisissent pas par plaisir, mais par besoin. Je pense qu'on n'a jamais besoin de faire quelque chose comme ça. Mais non, nous n'étions pas des fous sanguinaires, avides de meurtres, de cris, de larmes. Nous avions des projets, des motivations, des idées pour notre avenir, si on arrivait à s'en sortir dans cet univers où c'est chacun pour soi. Je m'étais inquiété pour lui. Plus que je ne l'aurais dû. Je n'étais pas censé m'attacher à qui que ce soit, je m'étais promis d'être toujours seul pour ne rien regretter à la fin. Et pourtant, il habitait mes pensées, et plus le temps passait, plus il m'obsédait. Le revoir. Revoir son sourire. Pouvoir passer ma main dans ses cheveux.
Il était revenu. Je le voyais, debout juste en face de moi, avec ce regard victorieux et ce sourire nonchalant qui semblait vouloir dire « tu vois, j'ai réussi tout seul. » Je pouvais voir ses cheveux en bataille, une cicatrice sur sa joue, qui descendait sur son cou pâle. Je pouvais voir son bras anormalement raide, je pouvais voir le bandage qu'un pan de son gilet ne recouvrait pas. Je devinais que ça n'avait pas été facile, qu'il avait dû se battre plusieurs fois. J'inspirai un grand coup et m'avançai vers lui, le prenant dans mes bras.
- Tu m'as manqué, murmurai-je.
Je me détachai de notre étreinte, esquissant un sourire rassuré et sincère. J'aurais voulu dire autre chose, lui souhaiter la bienvenue pour son retour, lui demander comment ça s'était passé exactement. Il ne m'en laissa pas le temps. Je sentis sa main sur ma nuque, je vis son visage se rapprocher du mien, avant qu'il ne pose ses lèvres sur les miennes. Poussé par une passion et un désir impulsif, je passai mes mains autour de sa taille, je le plaquai contre le mur le plus proche et prolongeais le baiser jusqu'à que le souffle me manque. En cet instant qui semblait iréel, ce moment où nos sentiments semblaient sur la même longueur d'onde, où nos lèvres s'unissaient, plus rien d'autre ne comptait.
Passant une main dans mes cheveux, je serre les dents, nerveux. Depuis qu'ils l'ont enlevé, depuis que nous avons vu cette vidéo qui semble nous narguer, cette vidéo qui montre ces tarés en train de le tabasser, l'ambiance au quartier général semble lourde comme du plomb. Nous ne sommes pas bons, honnêtes, nous ne faisons pas partie de la classe de gens qualifiés de recommandables. Nous tuons, nous nous cachons. Mais nous ne trahissons pas, nous avons chacun notre vie, nos valeurs, nos raisons de faire le mal aux gens qui l'ont fait eux-mêmes. C'est pourquoi je les hais, eux qui ont kidnappé l'homme qui compte le plus à mes yeux. Je suis certain qu'ils sont des membres de la mafia japonaise, des délinquants qui auraient cherché Youngjae pendant longtemps, et qui l'auraient enfin retrouvé. Je me lève, j'ouvre un tiroir. Dedans, un pistolet. Des liasses de billet. L'arme m'est familière, je m'en suis servi à de nombreuses reprises. Sans hésiter, je la prends et la range dans la poche intérieure de ma veste en cuir. Je range l'argent dans une valise en métal.
Je l'ai compté. Il y a cent millions de dollars. J'ai demandé de l'argent à des amis, promettant de rembourser. J'ai pris tout ce que j'avais, tout ce que j'économisais depuis des années, dans l'espoir de recommencer une vie meilleure, plus tard. J'ai volé, j'ai pris à ma famille en mentant sur mes motivations. Il ne me reste plus rien. Plus que lui, Youngjae. Je veux tout sacrifier pour le retrouver. Je soupire et me dirige vers la porte de la pièce. Je prends mon temps, jetant un dernier coup d'oeil aux lieux. Qui sait... Il pourrait m'arriver quelque chose. Cet endroit est ce qui se rapproche le plus d'une maison pour moi. Tous ces bons moments passés ici... avec lui.
FLASHBACK - Le film qui passait à la télévision n'était pas intéressant. En revanche, il était plus intéressant de fixer Youngjae, qui semblait absorbé dans ses pensées. Regardait-il ou bien ses yeux se perdaient-il dans le vide ? Je n'aurais pas su le dire.
- Youngjae ? Tout va bien ?
- Ou-oui... Bien sûr, murmura-t-il en sursautant, comme si je l'avais réveillé.
- Quel est le problème ?
Il n'avait pas répondu tout de suite. Il avait souri d'un air embarassé, comme si ses propres songes lui semblaient absurdes. Puis il s'était mis à me fixer. De façon insistante.
- Dis. A ton avis... ça fait quoi d'aimer ?
- On s'aime non ?
- Je veux dire... s'aimer jusqu'à ne faire plus qu'un.
Une sensation étrange m'envahit. Je rapprochai mon visage du sien, comme attiré par sa peau blanche, ses lèvres roses, ses cheveux soyeux, une envie irrépressible de le toucher, de l'effleurer, de sentir son souffle se mélanger au mien. Ses pupilles dilatées m'absorbaient, sa respiration qui semblait s'accélérer me rendait déjà fou.
- On peut s'aimer comme ça.
Il ne répondit pas. Il se contenta de passer ses bras autour de mon cou et de m'embrasser avec passion. Sans attendre, je posai mes mains sur ses hanches et glissais ma langue entre ses lèvres, prolongeant cet instant encore et encore. Lorsque je m'interrompais pour reprendre mon souffle, je revenais tout de suite à la charge en mordillant ses lèvres, en les recouvrant de multiples baisers. Je passais mes mains dans ses cheveux, j'effleurais du bout des doigts ses muscles fins sous son débardeur. Tout en lui me donnait envie, tout en lui me rendait dingue. Dès qu'il avait posé ses lèvres sur les miennes, j'étais devenu incapable de résister.
Le lendemain, je m'étais réveillé à ses côtés, sur le canapé. Je l'avais longuement admiré, profitant du fait qu'il dormait profondément. Il semblait si paisible, si reposé. Ses cheveux décoiffés qui retombaient sur son front en mèches désordonnées, son sourire qui traduisait le plaisir que nous avions éprouvés la veille, son torse nu et pâle, légèrement musclé, mais qui semblait si fragile à mes yeux... Toutes ces choses qui faisaient de lui ce qu'il était, toutes ces choses dont je n'aurais pas pu me passer. Sans faire de bruit, je déposais un baiser sur son front, me levais, m'habillais, le recouvrais d'une couverture et sortais de la pièce. J'avais des choses à faire, et c'était à regret que je le laissais seul pour la journée.
Je n'aurais jamais dû. J'aurais dû le réveiller, le prévenir que je ne reviendrai que le soir, lui recommander de faire attention. J'avais confiance, je ne pensais pas qu'il était possible d'être en danger lorsqu'on se trouvait dans le quartier général. Dire que d'habitude, j'étais si prudent ! Lorsque j'étais de retour, vers vingt-et-une-heure, il avait disparu. Et le lendemain, j'avais reçu la vidéo des hommes qui l'avaient enlevé. Dans cette vidéo, on peut les voir en train de le tabasser, on peut voir que Youngjae souffre, on peut voir qu'il est attaché, et qu'il saigne de partout. On peut voir qu'ils ont joué avec lui, qu'ils ont fait ce qu'ils voulaient pour s'amuser. Ou le faire souffrir. On peut voir la somme exorbitante qu'ils me demandent de ramener si je veux le sauver. Ça fait cinq jours, à présent. Mais c'est bientôt fini... Bientôt, je serai de retour, ici, avec lui. Dans cette même pièce où nous nous sommes aimés pour la première fois.
Je cours. Je ne peux plus attendre. Je veux le revoir. Le serrer dans mes bras, ne plus jamais le laisser partir. Dans ma tête, je me fais la promesse que je les tuerai tous un jour, ces gens qui ont osé me l'enlever, ne serait-ce que pour ces cinq jours. Evidemment, je ne suis pas venu seul. Mes amis, ces gens en lesquels j'ai confiance, ces gens avec lesquels j'ai déjà risqué ma vie, sont là pour moi. Ils ne savent pas quel lien m'unie à Youngjae. Ils ne peuvent pas savoir. Mais ça m'est égal. Au total, ils sont au nombre de quatre. Ce n'est pas énorme. Mais c'est sûrement assez pour assurer notre protection. Le petit groupe qui a enlevé Youngjae ne semble pas composé de plus de cinq ou six hommes. Je le sais, je viens de les apercevoir. Ils sont là, juste à quelques mètres, dans cette ruelle où personne d'autre ne risque de se rendre. Je m'élance vers eux, je me force à m'arrêter à environ dix mètres. Je peux voir Youngjae, juste là... Du sang séché coule sur son menton, partant du coin de ses lèvres. Un hématome violacé recouvre sa joue. Bloqué par les deux hommes qui le tiennent, je vois bien qu'il ne peut pas bouger, qu'il n'a pas la force de se débattre. Je me mords la lèvre, laisse tomber la valise pleine de billets à mes pieds.
Un de ces types détestables s'approche. Je serre les poings jusqu'à ne plus sentir mes doigts. Pour me retenir de l'éxécuter tout de suite. Il attrape la valise, la soulève. L'ouvre. S'éloigne, l'air satisfait. Mon regard est sombre, mon expression impassible. Je ne laisse rien paraître, même lorsque je les vois lâcher Youngjae, même lorsqu'il s'approche de moi. J'aimerais lui dire de venir plus vite, j'aimerais lui dire que j'ai peur, que je veux qu'on s'en aille de cet endroit, loin de ces types, tous les deux, sans attendre. Il boite, il a du mal à parcourir la distance qui nous sépare. Il n'arrive pas jusqu'à moi. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il se passe. J'entends le bruit d'un coup de feu, j'aperçois le trou béant dans son torse, le sang qui coule sur son T-shirt. Le temps semble passer au ralenti. Il tombe à genoux, il me fixe d'un regard indéchiffrable. Un regard qui fait mal. Il s'écroule et ne bouge plus. Cette fois-ci, le temps s'arrête.
Il est mort. Mort. C'est terminé. Il est mort.
Impossible.
Impossible.
Je suis le premier à sortir mon pistolet. Je suis le premier à tirer, aussi. Bientôt, je n'entends plus que les détonations des balles percutant les corps et traversant les chairs, je ne vois plus que les corps de mes amis qui tombent à la renverse, secoués de convulsions. Je ne sens plus que la douleur sourde dans ma tête, dans mon c½ur. En quelques secondes, il ne reste plus rien. Plus que des cadavres. Et moi, allongé sur le trottoir, baignant dans une mare de sang. J'ai été touché, comme tous les autres. Je vais mourir. Mais ça ne compte pas, ça ne compte plus. Je relève le visage avec difficulté. Un de ces assassins est toujours en vie. Il compte s'en aller avec l'argent. Je rassemble mes dernières forces, vise et l'achève en appuyant sur la gachette.
Plus rien ne bouge. Je suis seul. Seul au monde. Je soupire, je me laisse tomber par terre, sur le flanc. Je capitule, j'abandonne toutes mes chances. Je contemple une dernière fois ce spectacle macabre, ces cadavres éparpillés autour de moi. Je jette un coup d'oeil sans expression au liquide écarlate qui s'étend autour de mon propre corps, qui, bientôt, sera blanc et glacé. Je ferme les yeux. La douleur s'estompe. Il n'y a plus rien. Plus que le noir. Le néant.